Sire Nous, ouvriers et habitants de la ville de Saint-Pétersbourg, appartenant à différents états, ainsi que nos femmes, nos enfants et nos parents, vieillards impotents, nous sommes venus vers toi, Sire, pour chercher justice et protection. Nous sommes dans la misère, on nous opprime, on nous écrase sous un travail au-dessus de nos forces, on nous insulte, on ne nous considère pas comme des êtres humains, on nous traite en esclaves condamnés à supporter leur sort amer et à se taire. Nous l’avons supporté, mais on nous pousse toujours plus avantdans le gouffre de la misère, de l’injustice et de l’ignorance, ledespotisme et l’arbitraire nous étouffent et nous suffoquons. Sire,nous sommes à bout de force. Notre patience est à bout. Pournous le moment terrible est arrivé où mieux vaut la mort quela prolongation de souffrances intolérables. Et voilà, nous avons cessé le travail et déclaré à nos patrons que nous ne le reprendrions pas tant qu’ils ne satisferont pas nos revendications. Nous ne demandons pas grand-chose, nous souhaitons seulement ce sans quoi la vie n’en est pas une, mais un bagne, une souffrance perpétuelle. Notre première demande était que nos patrons discutent de nos besoins en commun avec nous. Mais ils ont refusé. Ils nous ont même refusé le droit de parler de nos besoins, trouvant quela loi ne nous reconnaît pas un tel droit. Nos demandes apparaissaient aussi illégales : réduire le nombre d’heures de travail à8 par jour ; établir en commun avec nous et avec notre accord le tarif pour notre travail ; examiner nos malentendus avec la maîtrise desusines ; augmenter le salaire minimum des manœuvres et des femmes jusqu’àun rouble par jour ; supprimer les heures supplémentaires ; traiter nos malades avec attention et sans outrages ; aménager les ateliers de façon que l’on puisse y travailler, et ne pas y trouver la mort à cause des courants d’air effroyables, de la pluie et de la neige. Tout cela est apparu illégal à nos patrons et à l’administration des fabriques et des usines ; chacune de nos demandes est un crime et notre désir d’améliorer notre situation est une insolence insultante pour eux. Sire, nous sommes ici des milliers et des milliers, nous ne sommes des êtres humains qu’en apparence, de façon extérieure ; car en réalité on ne nous reconnaît à nous comme à l’ensemble du peuple russe aucun droit de l’homme, ni le droit depenser, de parler, de nous réunir, de discuter de nos besoins, deprendre des mesures pour améliorer notre situation. On nous a asservis et nous sommes asservis sous le patronage et avec l’aide de tes fonctionnaires. On jette en prison, on envoie en exil quiconque parmi nous ose élever la voix pour défendre les intérêts de la classe ouvrière et du peuple. On punit comme un crime la bonté du cœur, la compassion de l’âme. Compatir avec l’homme opprimé, sans droit, persécuté signifie commettre un crime grave. Le peuple tout entier - ouvriers et paysans - est livré àl’arbitraire du gouvernement des fonctionnaires, formé de dilapidateurs et de pillards, qui non seulement ne se soucient pas des intérêts du peuple, mais les piétinent. Le gouvernement des fonctionnairesa conduit le pays à la ruine complète, il l’ a entraînédans une guerre honteuse et il mène de plus en plus profondément la Russie à sa perte. Nous, les ouvriers et le peuple, nous n’avons pas notre mot à dire sur la dépense des contributions énormes que l’on prélève sur nous. Nous ne savons même pas où va et à quoi sert l’argent prélevé sur le peuple réduit à la misère. Le peuple est privé de la possibilité d’exprimer ses souhaits, ses revendications, de prendre part à l’établissement des impôts et à leur dépense. Les ouvriers sont privés de la possibilité de s’organiser en associations pour défendre leurs intérêts. Sire, est-ce conforme avec les lois divines, par la grâce desquelles tu règnes ? Et peut-on vivre sous de pareilles lois ? Ne vaut-il pas mieux mourir, mourir nous tous tant que nous sommes, peuple travailleur de toute la Russie ? Que vivent et jouissent de l’existence les capitalistes - exploiteurs de la classe ouvrière et les fonctionnaires, concussionnaires et pillards du peuple russe. Voilà ce qui se tient devant nous, Sire, et c’est cela qui nous a réunis en direction des murs de ton palais. Ici nous cherchons notre dernier salut. Ne refuse pas d’aider ton peuple, sors-le du tombeau de l’arbitraire, de la misère et de l’ignorance. Donne-lui la possibilité de façonner lui-même son destin, rejette de ses épaules le joug insupportable des fonctionnaires. Renverse le mur dressé entre toi et ton peuple et dirige le pays en commun avec lui. Tu es bien placé là pour faire le bonheur du peuple, mais ce bonheur les fonctionnaires nous l’arrachent des mains, il ne parvient pas jusqu’à nous, nous ne recevons que chagrin et humiliation. Examine nos demandes sans colère, avec attention : elles ne visent pas au mal mais au bien, au nôtre et au tien, Sire. Ce n’est pas l’insolence qui parle en nous, mais la conscience de la nécessité de sortir d’une situation insupportable pour tous. La Russie est trop grande, ses besoins trop divers et multiples pour que les fonctionnaires puissent la gouverner seuls. Il faut une représentation populaire, il faut que le peuple s’aide lui-même et se gouverne par lui-même. Lui seul en effet connaît ses véritables besoins. Ne rejette pas son aide, accepte la, ordonne immédiatement que soient convoqués tout de suite des représentants de la terre russe de toutes les classes, de tous les états, ainsi que des représentants des ouvriers. Qu’ily ait et le capitaliste, et l’ouvrier et le fonctionnaire et le prêtre et le médecin et l’instituteur et que tous, quels qu’ils soient, élisent leurs représentants. Que chacun soit égal et libre dans ledroit de vote et à cette fin ordonne que les élections àl’Assemblée constituante se fassent au suffrage universel, secretet égal. C’est là notre principale demande, c’est en elle etsur elle que tout repose, c’est le principal et unique emplâtre pournos plaies douloureuses, sans lequel ces plaies vont continuer à suppureret nous conduire vite à la mort. Mais une seule mesure ne peut néanmoinsguérir toutes nos blessures. Il en faut d’autres encore et nous teles disons directement et ouvertement, Sire, comme à un père,au nom de toute la classe travailleuse de Russie. Il faut : I. Mesures contre l’ignorance et l’absence de droits du peuple russe 1. Libération immédiate et retour de tous ceux qui ont souffert pour leurs convictions politiques et religieuses, pour des grèves et des désordres paysans. 2. Proclamation immédiate de la liberté et de l’inviolabilité de la personne, de la liberté de la parole, de la presse, de la liberté de réunion, de la liberté de conscience en matière religieuse. 3. Instruction publique générale et obligatoire aux frais de l’État. 4. Responsabilité des ministres devant le peuple et garantie que le gouvernement agira conformément à la loi. 5. Égalité de tous sans exception devant la loi. 6. Séparation de l’Église et de l’État. II. Mesures contre la misère populaire 1. Abolition des impôts indirects et leur remplacement par un impôt direct et progressif sur le revenu. 2. Abolition des annuités de rachat, crédit à bon marché et redistribution progressive de la terre au peuple. 3. Les commandes de l’armée et de la flotte doivent êtrepassées en Russie, non à l’étranger. 4. Cessation de la guerre, conformément à la volonté du peuple. III. Mesures contre l’oppression du capital sur le travail 1. Abolition de l’institution des inspecteurs de fabrique. 2. Création dans les usines et les fabriques de commissions permanentes d’élus des ouvriers, qui examineront, de concert avec l’administration, toutes les réclamations individuelles des ouvriers. Le licenciement d’un ouvrier ne pourra se faire que sur décision de cette commission. 3. Liberté immédiate des coopératives ouvrières de consommation et de protection des syndicats ouvriers. 4. Journée de travail de 8 heures et réglementation desheures supplémentaires. 5. Liberté immédiate de lutte du travail contre le capital. 6. Salaire normal, immédiat. 7. Participation obligatoire immédiate de représentantsdes classes ouvrières à l’élaboration du projet deloi sur l’assurance des ouvriers par l’État. Voilà, Sire, nos principaux besoins, que nous sommes venus te confier ; ce n’est qu’en les satisfaisant que l’on peut libérer notre patrie de l’esclavage et de la misère, qu’on peut la faire prospérer, que les ouvriers peuvent s’organiser pour défendre leurs intérêts,contre l’exploitation éhontée des capitalistes et du gouvernement de fonctionnaires, qui pille et étouffe le peuple. Ordonne et jure de les satisfaire, et tu rendras la Russie heureuse et glorieuse, et tu graveras ton nom dans nos cœurs et ceux de nos descendants pour l’éternité ; mais si tu ne l’ordonnes pas, si tu ne réponds pas à notre prière, nous mourrons ici, sur cette place, devant ton palais. Nous n’avons pas où aller plus avant et ce serait sans objet. Nous n’avons que deux voies : ou la liberté et le bonheur, ou le tombeau. Que notre vie soit un sacrifice pour la Russie à bout de souffrances. Nousne regrettons pas ce sacrifice, nous l’offrons volontiers. Georguy Galpone, prêtre Ivan Vassimov, ouvrier |